Comment les grandes religions ont-elles abordé le handicap?

Sun Jan 8, 2012

Les textes fondamentaux

Les grandes religions et philosophies religieuses possèdent toutes des textes historiques sacrés qui sont utilisés afin de sous-tendre la doctrine et le comportement de leurs adeptes et pour remettre en question les comportements individuels et sociaux. Elles disposent également de mécanismes pour assurer la bonne garde, l'interprétation et la transmission des textes religieux. Les adeptes de chaque religion ou voie spirituelle présentent de multiples variantes, allant de ceux pour qui l'interprétation traditionnelle des textes sacrés détient l'autorité suprême, à ceux qui se permettent, en privé ou en public, de faire des choix dans ce qu'ils acceptent, rejettent, désirent modifier ou réinterpréter dans les textes, en passant par les gardiens et les interprètes officiels. De plus, il est rarement facile et simple d'affirmer avec certitude que " la Torah dit X " à propos du handicap, que " le Coran dit Y à propos de la réadaptation " ou que " l'enseignement confucianiste sur la déficience intellectuelle est Z ". Le passage des textes anciens vers des formulations modernes des croyances et des règles de conduite a comporté des processus complexes de transmission historique, de traduction, d'interprétation et de foi. En fait, la complexité de ces processus fait place à une certaine flexibilité et ouvre la voie à la réforme; mais il s'agit souvent d'un processus extrêmement délicat et contesté.

Approche

Il est relativement facile de croire, mais en revanche difficilement défendable, que l'on puisse adopter une approche impartiale, neutre et complètement objective envers les textes sacrés du monde en les percevant tels des objets distants dans un télescope ou des échantillons de texte que l'on dissèque au microscope. Les adeptes religieux considèrent souvent que leurs propres textes sacrés sont des autorités divines bien définies s'adressant à toute l'humanité pour la réprimander et que les textes des autres religions, bien qu'ils aient un certain mérite, sont imparfaits. Si l'on devait ne pas être d'accord avec de telles affirmations, ou si l'on voulait les modifier, ce serait là se distancer d'une neutralité désintéressée. Les athées militants considèrent probablement tous les textes religieux comme un paquet d'absurdités de nature dangereuse, responsables de nombreuses tueries dans le monde, alors que les non-croyants plus modérés y voient quelques extraits instructifs perdus dans une toile de superstition et d'énoncés totalement inconcevables. Ces points de vue peuvent tous être défendus avec preuves et arguments à l'appui, mais on ne peut arriver à démontrer hors de tout doute ou faire la preuve scientifique de leur validité, tout comme en est incapable le camp religieux. Même le fait de lire les écritures religieuses du monde (versions traduites), sous le phare conventionnel de spécialistes de chaque texte, exige un investissement ponctuel énorme et une certaine réponse ou réaction personnelle face aux prétentions élaborées pour elles et par elles.

Il faut avouer que l'approche préconisée ici, dans la description des textes et des interprétations relatives au handicap et la réadaptation, a un parti pris et une intention bien précise. Elle commence par présenter un point de vue généraliste selon lequel, tout au long de l'histoire, les personnes handicapées du monde entier ont dû faire face à des difficultés issues directement de leur condition déficiente, et ces difficultés ont souvent été aggravées par les obstacles liés à l'environnement et les attitudes défavorables, les restrictions juridiques, les interdictions et la surprotection qui leur ont été imposés. Certaines attitudes défavorables se trouvent dans les textes religieux et ont été appuyé par l'enseignement religieux; alors que d'autres facteurs plus favorables aux personnes handicapées, prônant respect et égard à leur endroit et encourageant la thérapie et la guérison, se trouvent également dans ces mêmes textes et dans l'enseignement. On peut considérer les grandes religions comme un héritage culturel pour l'humanité, dans lequel de nombreuses personnes trouvent un soutien et une motivation à adopter un comportement plus positif et souhaitable, ou encore une justification au fait qu'ils exercent de la discrimination et persécutent les minorités.

Le choix de l'être humain est en jeu dans tout ce qui est perçu dans ces textes et dans certaines des parties sur lesquelles on met l'accent et que l'on enseigne aux générations suivantes. Ce choix est exercé surtout par les spécialistes et les enseignants de chaque religion. Pourtant, comme les personnes issues des grandes religions et philosophies sont de plus en plus alphabétisées, qu'elles vivent plus près l'une de l'autre et s'insurgent devant les différentes croyances et pratiques de chacun, nombreuses sont les occasions d'apprendre certains des aspects les plus attrayants de ces religions et philosophies, ainsi que de constater ceux qui le sont moins. Nous (l'espèce humaine) semblons avoir du chemin à faire pour arriver à la réalisation, en pratique, du grand idéal d'un monde ò la vaste majorité des personnes handicapées puisse avoir des chances raisonnables de profiter d'une vie décente et digne et de contribuer de leur mieux à la société, peu importe la définition qu'on en donne. Il est donc avantageux d'apprendre et de partager les ressources les plus utiles issues de chaque culture, de chaque religion et de chaque philosophie, ainsi que celles issues de l'effort mondial de création du savoir scientifique. Peut-être pourrions-" nous " nous entraider afin de nous départir de certaines pratiques qui ont autrefois eu leur justification, mais qui ne sont plus utiles aujourd'hui, voire en fait nuisibles pour les perceptions actuelles de la vie.

La vigilance est de mise avec les textes

Presque la totalité des religions et des philosophies ont des textes qui sont sacrés ou normatifs et, habituellement, certaines parties de ces textes ont effectivement échappé à la doctrine, car elles ne correspondent plus au mode de pensée et de pratique actuel; et d'autres parties sont toujours enseignées, mais elles ont subi une réinterprétation radicale. Des tendances semblables peuvent, bien sûr, être constatées dans la science médicale. Des textes inspirés d'Hippocrate, de Galen, d'Ibn Sina, de Susruta et de Caraka ont fait office d'autorité suprême dans le domaine de la " médecine moderne " pendant des siècles, mais ils ont dorénavant disparu de la plupart des collèges médicaux du monde. Les textes anciens sont utiles pour étudier la manière dont l'humanité a abordé le handicap et la réadaptation dans le passé et la vitesse avec laquelle notre sagesse perçue actuellement peut ouvrir la voie à quelque chose de très différent. Il semble probable que, dans l'avenir, le medium " textuel " de la religion cède plus d'espace aux modes de communication multimédias de la spiritualité et de la foi religieuse, accompagné possiblement d'une intelligibilité et d'un pouvoir d'attraction plus vaste.

De la vigilance est également recommandée, lorsque l'on utilise des textes historiques, pour éviter que des éléments importants nous échappent simplement parce que leur désignation est différente de ce à quoi l'on s'attendrait au 21e siècle. Historiquement, les " personnes handicapées " (ou " personnes ayant des incapacités ") étaient rarement désignées par un terme générique constituant l'équivalent direct de l'énoncé moderne. On les rassemblait souvent dans une catégorie plus vaste en indiquant " les pauvres et les souffrants ", qui pouvait comprendre les veuves, les orphelins, les femmes stériles et les personnes âgées dépourvues de soutien familial, de même que les " les aveugles et les estropiés " (Iliffe 1987, 7-14; Rispler-Chaim 2007, 3-5, 123-124). La plupart des religions ont exhorté leurs disciples à pratiquer la compassion envers ces personnes " pauvres et souffrantes ", en tant que pilier principal de la pratique religieuse à la fois individuelle et communautaire; mais on ne trouve aucune trace de tout cela en cherchant exclusivement des termes relatifs au handicap dans les textes anciens. En effet, seulement pour bouleverser les " bonnes œuvres " inopinément, un enseignant de la Bhakti, Allama Prabhu, a apparemment écrit: " Vous pouvez nourrir les pauvres / dire la vérité / faire place au cours d'eau / pour les assoiffés / et construire des réservoirs [d'eau] pour un village - / peut-être alors irez-vous au paradis / après la mort, mais vous ne vous approcherez jamais de la vérité de Notre Seigneur " (Ramanujan 1973, 167).

La catégorisation: métaphores abusives

Certains textes sacrés fournissent des listes plutôt détaillées de catégories de handicap qui donnent une idée de la perception que l'on avait du handicap à l'époque. Ces listes étaient parfois données de façon explicite afin d'empêcher les personnes handicapées de profiter de certains avantages, de participer à une activité ou d'obtenir un emploi; d'être exemptées de toute forme d'obligations religieuses qui seraient difficiles ou impossibles à remplir; ou encore d'être protégées ou voir leur responsabilité réduite en cas de châtiment. On en trouve des exemples dans les codes de lois hindous, bouddhistes, jaïnistes, juifs et chrétiens, tels que décrit ci-dessous. Des anciennes écritures aux plus récentes, comme le Coran et l'Adi Granth chez les Sikhs, les termes liés au handicap sont constamment utilisés comme des métaphores ou des comparaisons, car l'humanité est réprimandée par la voix des dieux lorsqu'elle utilise le terme " sourd ", " aveugle " ou " idiot " et qu'elle se trouve confrontée à la réalité spirituelle et à ses règles de bonne conduite; ou qu'on la menace de devenir invalide en guise de châtiment à la désobéissance de masse. (Les traductions en anglais des principales écritures sont maintenant publiées sur Internet dans un format interrogeable et ò l'on trouve facilement un tel usage métaphorique). Il y a parfois des ensembles plus vastes de métaphores qui présentent la décadence et la dépravation tissant des liens si étroits avec la torture d'une maladie invalidante qu'il est difficile de distinguer quel ensemble de métaphores est utilisé pour décrire l'autre, c'est-à-dire, si les instincts déchaînés de la chair et de l'esprit sont dépeints comme une punition ou comme une cause biologique du handicap; ou si le handicap est considéré comme un avertissement de déchéance morale; ou les deux (Growse 1876/1987, 711; Taraporewala 1922, 216-242.)

On traite des principales catégories de handicap dans les Upanishad, un recueil de textes de " philosophie religieuse " provenant de l'Inde et datant d'il y a 2800 ou 2500 ans, dans un débat pour savoir lequel des sens est le plus important. La liste, c'est-à-dire l'ouïe, la vue, le toucher, la parole, la respiration et l'esprit, est familière, bien qu'elle ne constitue pas tout à fait le genre de listes dont une classe de philosophie moderne se servirait. La méthode théorique-empirique – on imagine chaque sens prenant congé pendant une année afin d'observer comment les autres s'en sortiront sans l'un d'eux – est compréhensible, et il est possible au lecteur astucieux d'en deviner le résultat (Hume 1931, 158-160, 226-228). On y affirme aussi que chaque situation imaginée, c'est-à-dire sans la vue, l'ouïe et l'esprit, correspond à une expérience familière pour les personnes ayant des déficiences visuelles, auditives, intellectuelles ou autres. Lorsque l'on observe ces personnes au quotidien, on s'aperçoit que leur vie continue, même sans l'usage d'aucun de leurs sens (mais, cela va de soi, en excluant la respiration).

Des tentatives d'influence sur les attitudes sociales apparaissent également tôt dans l'histoire en ce qui a trait aux listes détaillées des handicaps. Un écrivain jaïniste a fait remarquer que les personnes handicapées sont importunées et vexées lorsqu'on les désigne par le nom de leur déficience (" Hé, l'infirme... "). Par conséquent, puisque la religion vous enseigne de ne pas blesser ou importuner autrui, n'employez pas de tels noms! (Jacobi 1884, I: 54, 152-154). On trouve des avertissements semblables dans d'autres religions à différentes époques. Les membres de la prêtrise et du laïcat des premiers jours de l'Église catholique étaient menacés d'expulsion s'ils ridiculisaient une personne en raison de son handicap (Schodde 1885). L'un des premiers mouvements d'épuration a été l'emploi de termes ironiques ou " inversés ". Dans la langue akkadienne, il y a quelque 2300 ans, une personne non-voyante pouvait être désignée par le nom " jolis yeux " (Marcus 1980). Cette tendance fut pénalisée en Asie du Sud-Est, dans l'Arthashâstra de Kautilya : on pouvait être condamné à payer une amende pour avoir désigné une personne par l'un de ses attributs physiques; et l'amende était doublée si l'attribution s'avérait fausse, et doublée de nouveau si l'on avait employé un terme sarcastique (Rangarajan 1992, 470-473).

Interdiction, restriction, protection et bons soins

Interdiction et restriction

Les lois religieuses de toute époque ont interdit à certaines handicapées l'accès au trône, à la prêtrise, au poste de conseillers royaux, de témoins à la cour et aux héritages; ou encore on a placé d'autres restrictions à leur participation. On trouve des listes détaillées d'exclusion dans les textes anciens de l'hindouisme et du bouddhisme, ainsi que dans les textes jaïnistes, zoroastriens et judaïques en version traduite (Raghavachariar 1965, 485-486; Bühler 1886, 76, 106-108, 119-120, 239 etc; Telang 1898, 319-321; Rhys Davids et Oldenberg 1881, 191-225; Jain 1947, 174; Darmesteter 1895, 17; Danby 1933, 538-539; Wood 1926). Les exclusions sont souvent étendues aux femmes, aux enfants, aux personnes sans éducation et à ceux qui ne sont pas nés dans la classe dirigeante ou la caste sacerdotale, c'est-à-dire plus de 97 % de la population. La mesure dans laquelle ces listes d'exclusion ont été intégrées dans la vie quotidienne à l'époque est difficile à déterminer aujourd'hui. Par exemple, le cadre du grand poème épique indien Mahâbhârata implique le fait que le roi Dhritarâshtra était aveugle, et n'aurait pas dû être couronné roi; et pourtant il semble qu'il ait été roi. La " dignité " triomphe souvent sur le handicap: les chrétiens éthiopiens conserve une vieille tradition selon laquelle les hommes dignes peuvent avoir accès à l'évêché de l'Église, qu'ils soient estropiés ou borgnes, car " une anomalie du corps ne peut corrompre, mais une anomalie de l'esprit [en est capable] ". Par contre, un homme digne ne pouvait devenir évêque s'il était sourd ou aveugle, non pas en raison d'une indignité imputée dans ces conditions, mais pour des raisons pragmatiques: il s'avérerait plus difficile pour un tel homme de voir ce qui se passe ou d'entendre toutes les facettes d'une histoire (Schodde 1885).

Protection et bons soins

Dans les mêmes codes religieux (ou les suivants) ayant autorité, les personnes handicapées ont souvent bénéficié d'une protection contre les sanctions juridiques, de même que les femmes et les enfants, jugés plus fragiles et ayant moins de responsabilités que les hommes adultes valides (Shamasastry 1923, 268). Le prophète Mahomet a lui-même atténué les punitions infligées aux hommes ignorants, arriérés mentaux ou petits et faibles; il aurait même raccourci le temps des prières par égard pour les personnes âgées et faibles et pour les mères d'enfants en bas âge (Baghawi 1990, 99, 232, 697, 763). Beaucoup plus tard en Chine, les membres handicapés ou de faible nature de la société ont été exemptés de la torture aux fins de confession d'un acte fautif (Jones et al. 1994). Les personnes aveugles de naissance, de même que ceux ayant de graves déficiences mentales, pouvaient être jugées comme n'ayant aucun statut moral ou juridique et, par conséquent, ne pouvaient pas conclure de contrats en vertu de la loi, ni être punis pour avoir enfreint la loi, quoique leur famille puisse être tenue responsable d'avoir manqué à leur surveillance (Woodbridge 1939).

Les adultes avaient, selon toute vraisemblance, constaté et fait la distinction entre certaines grandes catégories de handicaps très tôt au cours de l'évolution du mode de vie communautaire chez l'homme; mais les origines de ce que l'on pourrait appeler des approches morales, communautaires, altruistes ou religieuses sont difficiles à cerner. Des restes de squelettes prouvant la survie d'adultes et d'enfants souffrant de graves déficiences dans de petites communautés africaines, datant de plus de 12 000 ans, laisse croire qu'il s'est écoulé une période de plusieurs années au cours de laquelle les gens ont fourni de la nourriture aux membres de leur groupe ayant des incapacités qui étaient fort probablement, ou qui sont devenus, " inutiles " en termes de survie individuelle ou collective (Dastugue 1962; Goodman & Armelagos 1989, 238-239). Il est impossible de savoir qu'elles étaient leurs motivations. Plus tôt, des allégations de " compassion " envers les personnes ayant des incapacités trouvées dans les fouilles de Shanidar en Irak ont été reçues avec scepticisme (Dettwyler 1991). De plus, les liens avec la religion, la spiritualité et la moralité sont subtils. On a possiblement trouvé des preuves de pensée religieuse datées de 30 000 à 40 000 ans dans les études archéologiques sur l'inhumation de corps humains avec des objets qui devaient " accompagner " les défunts vers une présumée existence dans l'au-delà, ou, à tout le moins, témoigner d'un respect constant envers les défunts ou encore de la peur de la mort de la part de ceux qui les ont inhumés. Les tentatives de reconstitution des comportements, des croyances et de la moralité de l'être humain relèvent toujours de la pure spéculation (v. par ex. les débats dans Katz, éd., 2000). Les deux derniers siècles de spéculation des universitaires sur les histoires et les destinées humaines servent principalement à évoquer " comment les motifs déjà épousés tracent la voie de ceux qui ont choisi de se servir de la science " (Murphy 2006), ou d'ailleurs de la philosophie et de la théologie.

Dieux, rois, héros difformes et prophètes imparfaits

Certaines cosmologies africaines, asiatiques et européennes illustrent des divinités plus ou moins importantes ou des entités spirituelles arborant des déficiences, dont la progéniture est imparfaite, ou encore impliquées dans le handicap. La légende sacrée de " l'Arbre de vie " de l'Afrique du Sud illustre la Mère Toute Puissante, la Déesse de la création, transmettant ses imperfections physiques à sa descendance. S'ensuit la naissance de son premier enfant difforme, l'appel à la destruction de son rejeton et la fuite de sa mère (Mutwa 1998, 5-41). En Afrique de l'Ouest, la croyance veut que la divinité Orisanla (ou Obatala) ait créé l'humanité avec des déficiences, possiblement sous l'influence de l'alcool; et on associe cette croyance avec une tradition dans laquelle on offrait la vie de personnes handicapées en sacrifices religieux (Abimbola 1994; Bolaji Idowu 1962; Palau Marti 1964). Les Azandé du Soudan considéraient qu'au cours de la grossesse d'une femme, Dieu devait être occupée à façonner le fœtus en croissance, et que toute entrave à ce travail pourrait causer chez lui certaines difformités. On a alors imposé une interdiction sérieuse à l'effet qu'il ne fallait pas réveiller les femmes enceintes pendant leur sommeil (Bayoumi 1979, 40-41). Selon une légende de création éthiopienne, le premier homme aurait eu un corps sans anomalie, mais inerte ou paralysé. La femme de Dieu aurait proposé à son mari de donner un " médicament de la parole " à l'homme. Comme Dieu n'en avait pas, il lui offrit la respiration et " l'homme se mit à parler et à se mouvoir " (Hallpike 1972, 226). Les Wagogo de l'Afrique de l'Est racontent l'histoire du Dieu suprême rejetant les appels de détresse de plusieurs hommes, car au cours de leur voyage vers le paradis, ils traitèrent des personnes handicapées avec mépris. Enfin, une femme fit le voyage et obtint l'aide du Dieu, car il avait constaté son respect admirable et son amitié envers les personnes handicapées qu'elle rencontrait sur son chemin (Cole 1902, 315-316). Il est souvent difficile de démêler les traditions ancestrales des plus récents ajouts auxquels des ethnographes et des interprètes européens ont probablement accordé une importance trop grande; il semblerait toutefois que les théologies africaines traditionnelles regorgent d'explications pleines d'imagination à propos de Dieu, de la création et du handicap.

Le mythe mésopotamien d' " Enki et Ninmah ", datant du IIe millénaire av. J.-C., dépeint une gamme d'êtres humains que Nimah créa délibérément avec des incapacités pour mettre son mari Enki au défi de leur trouver une tâche dans la société – un homme aveugle devient musicien à la cour, un être asexué sert d'eunuque au palais, etc. (Black et al., 1998-2006; Bottéro & Kramer 1989, 188-198; Klein 1997). La signification de ce mythe pour les anciens Sumériens laissent place à la spéculation; il pourrait s'agir d'une forme de reconnaissance du fait que l'on doive venir en aide aux personnes handicapées afin qu'elles puissent participer pleinement à la société. Dans les principaux textes du Shintô, les anomalies physiques et comportementales sont amplement décrites dans le processus de création du Japon (Aston 1896, I: 19-21, 62-63), bien que leur signification fasse l'objet de nombreux débats chez les spécialistes. Cette cosmogonie particulière, reconstituée de manière ingénieuse par un poète moderne lui-même handicapé, reflète la nécessité omniprésente pour les personnes handicapées de naviguer sur les océans de rejet, d'indifférence et de tolérance conditionnelle pouvant s'imposer à eux (Hanada 1998/2005). Certaines cosmologies asiatiques sèment le doute sur la procréation entre des divinités étroitement liées, par exemple, le " Père " créateur fécondant sa " fille " (qui est soit le Ciel, le Crépuscule, etc.) Il pourrait s'agir là des premiers signes de prise de conscience des liens possibles entre l'inceste et les déficiences chez la descendance (Murakami 1988; O'Flaherty 1975, 28-35, 43-46). Différents mythes religieux de l'Asie du Sud parlent de dieux et d'esprits qui s'engagent dans une lutte et se voient infliger des blessures invalidantes, mais qui continuent d'être des dieux. D'autres encore sont des spécialistes de la guérison des blessures (Daniélou 1964, 118, 128-129, 136-138, 184, 190, 196-197, 282, 309, 325, 364).

Des religions conciliantes envers des divinités diverses représentent peut-être un certain avantage dans la représentation de l'expérience humaine, y compris la diversité de genre, de couleur de la peau, d'orientation sexuelle et d'incapacité, pouvant attirer certains groupes d'adeptes, alors que l'unique et suprême divinité du monothéisme doit travailler d'arrache-pied pour répondre aux exigences et aux attentes humaines. Le christianisme, alors qu'il a hérité dans ses origines juives du pouvoir, de la grandeur et de la transcendance de son dieu, a réussi par ailleurs à trouver chez les premiers prophètes un thème paradoxal de vulnérabilité et de " destruction " chez Dieu (ou chez son serviteur) d'ò on pourrait comprendre la souffrance et les capacités de guérison de Jésus-Christ (Abraham & Abraham 2007), quoique ce thème s'est peu reflété dans les structures et les hiérarchies du pouvoir ecclésiastique par la suite. La personnification de Jésus en tant que guérisseur a également été abordée par l'Islam (selon la sourate coranique 3: 45-49).

Il existe des légendes très répandues à propos d'anciens sages ou de divinités mineures qui étaient aveugles et qui en vinrent à voir plus loin et plus profondément que l'homme ordinaire, comme Homère (Umar) et le sage védique Dirghatamas; ou qui vivaient avec des déficiences multiples, comme Ashtâvakra (le huit-fois-difforme); ou qui boitaient, comme Héphaïstos et Li à la canne de fer (Tieguai Li, l'un des huit immortels de la Chine). Un thème d' " autoinvalidation " est repris à quelques occasions dans la littérature religieuse et met davantage l'accent sur l'adepte. L'argument de Basavanna, un réformateur social de l'Inde méridionale du 12e siècle, était: " Fais de moi un infirme, père, que je ne puisse aller nulle part. / Fais de moi un aveugle, père, que je ne puisse rien voir. " (Ramanujan 1973, 70, also 77, 78). À l'occasion, l'archétype du " sage infirme " est féminin, comme Khujjutara, la servante bossue d'une reine indienne. Khujjutara avait ingénieusement fait mauvais usage des fonds de la reine, mais elle fut convertie par l'enseignement de Bouddha et avoua ses vols sur-le-champ. On lui demanda donc d'exposer la Loi aux dames de la cour et bientôt elle devint une enseignante de haut rang. Une coda explique comment, dans une autre vie, Khujjutara se serait moquée d'un saint homme difforme en imitant sa cambrure. Elle aurait donc été condamnée à devenir bossue elle-même pour corriger son erreur et apprendre le droit chemin (Burlingame 1921, I: 281-82, 292), afin que l'évolution de son âme ne soit plus entravée par ses mauvaises pensées et sa conduite.

Les grandes religions monothéistes font toute état d'une tradition commune selon laquelle, à un certain point de leur existence, les prophètes ont connu des déficiences importantes ou des maladies invalidantes, comme Ishâq (Isaac), Ya`qūb (Jacob), Mûsâ (Moïse), Ayyûb (Job) et bien d'autres (Artson 2007). Le défaut d'élocution de Moïse fait l'objet d'une documentation vaste et complexe dans les religions monothéistes (Hamilton 1912; Tigay 1978). Les parties relatives aux affections et aux traitements dans la collection de citations de Mahomet de l'Imâm Al-Bukhari (Khan 1996, 934-945) montrent grosso modo que la maladie et le handicap viennent d'Allah, et que les croyants qui sont patients verront leurs pêchés pardonnés et seront récompensés en allant au paradis. À propos de Mahomet lui-même, Aïcha signale qu'elle n'a " jamais vu quiconque souffrir autant de la maladie que le messager d'Allah " (Khan 1996, 934). L'un des plus vieux discours fondamentaux et cruciaux relatif au handicap et aux réactions de la population était celui de l'écrivain arabe du 9e siècle Al-Jahiz qui fit l'expérience de plusieurs états invalidants au cours de sa longue existence. Sur le même thème, il affirma que " les maladies et les imperfections physiques ne devraient pas être considérés comme une stigmatisation sociale, mais plutôt comme des signes d'une bénédiction divine particulière " (Trembovler 1993-1994).

Adaptations et accommodements historiques

Dans le folklore du mouvement de défense des personnes handicapées, l'histoire antérieure au XXe siècle est souvent illustrée comme une époque de grande noirceur généralisée dans laquelle les personnes handicapées étaient soit éliminées à la naissance, soit accablées par d'intolérables fardeaux que les rois, les prêtres, les médecins, les avocats et la population valide, dépourvus de toute sensibilité, leur ont imposés durant toute leur existence. Par contre, la prise en compte rigoureuse de la preuve historique nous permet de brosser un tableau plus nuancé. Les personnes handicapées n'ont pas toujours été des victimes isolées et sans défense comme on les représente souvent. Les personnes atteintes de cécité des pays d'Asie et du Moyen-Orient sont des musiciens qualifiés et respectés qui mémorisent les textes sacrés de leur communauté et ont un rôle à jouer dans les cérémonies religieuses (e.g. Matisoff 1978; Nagai 2002; Ragheb Moftah & Roy 1991). Il existe des preuves tangibles démontrant que domestiques sourds agissaient en tant que groupe au palais royal des Hittites, dans l'ancienne Anatolie, vers l'an 1300 avant J.-C. (Soysal 1999), que plusieurs centaines de personnes handicapées tenaient de vigoureux débats et agissaient de manière concertée, et ce, à une époque aussi éloignée que l'an 330 avant J.-C. en Perse (Miles 2003). Ces derniers étaient des prisonniers remis en liberté ayant soufferts de diverses amputations en guise de châtiment et qui avaient attirés l'attention du guerrier Alexandre à l'époque ò il marchait sur Persépolis. Ils acceptèrent sa promesse d'assistance, discutèrent des options entre eux, puis ils firent annuler ce qu'Alexandre croyait qu'ils devaient avoir et ce dernier leur donna plutôt ce qu'ils voulaient.

Les écrits du philosophe taoïste Zhuang Zhou (dorénavant nommé Zhuāng Zĭ), plutôt que de se concentrer sur les déficiences corporelles, s'intéressaient activement aux personnes handicapées et à ce qu'elles faisaient de leur vie, en donnant des exemples de certains d'entre eux dont la personnalité et la spiritualité étaient si attrayantes aux yeux des gens ordinaires que l'on en venait à ne pratiquement plus tenir compte de leur handicap (Graham 1981, 46-47, 64, 73-81). De la même façon, le philosophe Xun Zi du IIIe siècle avant J.-C. démythifia la croyance en la tradition physiognomique selon laquelle on tentait de juger le caractère et le sort d'une personne selon son apparence physique et qui fut populaire à cette époque et un plus tard. Pour réfuter cette croyance, Xun Zi donna des exemples de personnes ayant une apparence particulière ou difforme qui connurent la gloire grâce à leur caractère et leurs actes (Knoblock 1988-1994, I: 196-211, 293-299). Dans l'antiquité indienne, un certain allègement fut instauré dans la cérémonie religieuse d'Upanayana afin de permettre aux jeunes gens ayant des déficiences intellectuelles et de communication de se marier et d'acquérir le statut d'adulte (Kane 1974, II (i) 297-299). Une corroboration de ces mesures d'accommodement se trouve dans des rapports rédigés par des personnes s'y étant opposées.

On peut également voir le rabbin juif Moses ben Maimon (1135-1204) faire place à sa propre réflexion sur le handicap. Il appuya l'interdiction traditionnelle selon laquelle les prêtres ayant des imperfections visibles ne devaient pas donner leurs bénédictions public, car les gens auraient fixé leur regard sur leur malformation plutôt que d'être conscient de la présence de Dieu; mais il a donné sa permission à des prêtres bien connus, dont l'apparence était familière aux gens (Abrams 1998, 201). De la même façon, quelque 350 ans plus tard, on a demandé au réformateur du christianisme Martin Luther (1483-1546) si, au cours d'un baptême, un aumônier ayant une main faible pouvait autoriser une autre personne à tenir l'enfant pendant qu'il versait l'eau baptismale avec sa main valide. Luther était d'accord avec cette variation, pourvu que l'aumônier livre un bon sermon et que les gens ordinaires ne soient pas offensés par cette manœuvre (Luther, Weimar édition 1883-1983, Tischreden 5: 264, n° 5588).

Dans le royaume de l'Afrique de l'est au 16e siècle, le souverain qui avait une déficience physique devait traditionnellement se donner la mort, car son corps était imparfait et, par conséquent, il ne pouvait représenter son peuple convenablement auprès des dieux et des ancêtres. Cependant, un prêtre portugais en visite dans la région (Dos Santos 1609, extrait de Theal, VII: 193-195) fit la rencontre d'un souverain qui faisait fi de cette obligation religieuse rigide et inexorable. Il avait informé son peuple que tout cela n'était que de vieilles histoires absurdes: il avait perdu une incisive, mais il était toujours roi et continuerait de bien régner malgré tout! De la même façon, le point de vue purement légaliste de l'Islam fut fortement réfuté par l'historien Ibn Khaldoun (1332-1406). Celui-ci a souligné, à propos de l'intuition spirituelle des personnes ayant des déficiences intellectuelles qui n'étaient pas jugées aptes à composer avec la vie terrestre, qu'Allah les avait pourvus de la tâche de raconter les choses que même les êtres les plus brillants de ce monde ne pouvaient voir (Ibn Khaldoun 2005, 86). Les spécialistes modernes de l'Islam se sont mis à relater et questionner des débats historiques nuancés et détaillés selon lesquels d'anciens juristes et enseignants musulmans avaient fait une place aux personnes handicapées dans la vie quotidienne des communautés musulmanes (Ghaly 2008; Rispler-Chaim 2007).

On trouve des exemples semblables d'adaptation-réadaptation, de servitude et de facilitation dans les histoires religieuses et séculaires du monde entier, ce qui laisse croire que les attitudes et les comportements envers les personnes handicapées ont souvent été composés d'un mélange d'événements agréables et désagréables que l'on observe encore dans le monde d'aujourd'hui. Ces exemples suggèrent également une tendance de l'être humain à imposer des lois et des règlements qui doivent être respectés " religieusement ", mais présentent quelques lacunes dans les cas ò les lois causeraient des ennuis aux souverains responsables de leur application.

Positions, réformes et réactions

Passions et compassion

Les écoles jaïnistes et bouddhistes d'Asie ont eu quelques différends de très longue date en ce qui concerne leur approche pratique des souffrances et des handicaps des populations. En concevant (tout comme certaines écoles hindouistes, judaïques et chrétiennes) que la souffrance est la plupart du temps le produit de l'ignorance de l'homme, de ses désirs passionnés et des efforts qu'il engage pour obtenir des choses vaines pour son propre égo, certains ont mis l'accent sur la quête individuelle du salut dans laquelle de telles passions sont surpassées par la concentration de l'esprit et les pratiques religieuses conçues pour dissiper l'ignorance et éradiquer les désirs futiles. Avoir de la " compassion " pour ses congénères peut alors aussi constituer un désir que l'on doit surmonter. Le fait que l'on soit touché émotionnellement à la vue des corps malades et difformes des gens constitue une fausse perception; le fait de tenter de combler les désirs des autres ne peut que les encourager dans un mode de vie erroné, devenant alors une façon de se leurrer soi-même qui a des conséquences malsaines. Il est donc juste d'enseigner le jaïnisme et la pensée de Bouddha; mais sans avoir le dessein de mettre sur pied des unités de services de santé et de services sociaux. D'autres écoles bouddhistes se sont orientées vers d'autres conclusions qui ont donné naissance à l'un des premiers services de soins organisés au monde (Zysk 1991). On y pratique la réalisation de soi parmi les êtres vivants (les peines et les joies d'autrui sont aussi les miennes) et on chemine parmi les gens ayant reçu à la fois un enseignement curatif et religieux, tout en restant conscient des nombreux pièges et embûches. Ces voies contradictoires se sont développées et ont interagi durant deux millénaires. Pourtant, un philosophe bouddhiste coréen, en décrivant " des moyens bouddhistes de surmonter la souffrance — une approche mentale et une critique des bouddhistes " socialement engagés " au sein de l'Asie contemporaine ", découvre dans ce débat une innovation radicale: " Le monde a changé. Les causes de la souffrance doivent être recherchées, non pas dans les profanations de l'esprit individuel, mais dans le noyau complexe des maux collectifs, structurels et organisationnels. " (Jae-Ryong Shim 2001, 20) Le déplacement du " problème ", de l'esprit ou du corps de l'individu vers la communauté ou la société, et les enjeux problématiques des interventions, des motifs, de la compassion et de l'empathie, trouvent leurs équivalents dans de nombreuses régions transformées ou en voie de transformation dans le monde, et cela transparait dans la refonte de la doctrine religieuse.

Inclusion (ou exclusion) des personnes sourdes

Les histoires des diverses affections invalidantes présentent également des variations considérables en matière de réactions religieuses et de réinsertion sociale à diverses époques et à divers endroits. L'exemple du statut des personnes sourdes dans l'Église chrétienne montre les difficultés de retracer un mouvement, une réaction et la synthèse d'évènements à long terme. On peut constater une lente succession d'énoncés de plus en plus positifs et permissifs à propos du langage signé et de la compréhension des personnes sourdes, ainsi que de la réglementation sur leur inclusion dans les cérémonies religieuses, à partir du IIIe siècle jusqu'à présent, chez des sommités telles que les Canons apostoliques, Saint-Augustin, Jérôme de Stridon, le pape Innocent III et Martin Luther. Mais ces sommités sont soit restées peu connues, soit elles ont été omises, mal interprétées, ou encore certaines personnes, croyant mieux comprendre la question, ont tenu un débat défavorable à leur cause (Gewalt 1986; Zillman [1938]). Ces opposants croyaient qu'il était de leur devoir primordial d'empêcher les principaux rituels de l'Église d'être ternis par la participation de gens qui n'en comprenaient pas, selon eux, la signification. Le prêtre avait l'obligation raisonnable d'exercer un certain jugement sur le niveau d'aptitude requis à la participation, en restreignant l'accès, par exemple, aux gens lorsqu'ils étaient en état d'ébriété, sous l'effet de drogues ou qu'ils se comportaient de façon extravagante, en les accueillant toutefois à bras ouverts lorsqu'ils étaient sobres et qu'ils faisaient preuve d'un peu d'égard pour autrui. Cet exercice d'appréciation était parfois généralisé à l'extrême, comme lorsque l'on croyait qu'un personne atteinte de surdité prélinguistique avait une capacité de compréhension et de communication gravement réduite de façon permanente, et qu'elle était automatiquement exclue, sans autre enquête. En 1206 à Rome, le pape communiqua une décision favorable relativement à la capacité des personnes sourdes de comprendre et de communiquer au moyen de signes. Mais si le prêtre prêchant au loin dans sa propre paroisse en prenait connaissance par quelque ouï-dire, il aurait sans doute pensé qu'un tel règlement incluait les personnes ayant perdues l'usage de l'ouïe à l'âge adulte, puisqu'elles connaissaient déjà, de toute évidence, la signification des cérémonies religieuses, mais ne pouvait s'appliquer aux personnes atteintes de surdité prélinguistique. La permissivité des chefs religieux peut sembler assez différente de celle que l'on trouve dans le Hedaya, guide influent à propos des lois islamiques du 12e siècle, qui reconnaissait le langage signé des personnes sourdes (Marghinani 1870/1975, 707-708), suivant une reconnaissance semblable dans le Talmud des Juifs (Marx 2002, 117-118). La mesure dans laquelle une loi ou un avis était connu, instauré à grande échelle ou retiré de la pratique établie reste toutefois du domaine de la spéculation.

Les équivoques de la lèpre

Le statut de la " lèpre " a également été sérieusement confus à travers la majeure partie de l'histoire religieuse et civile. La vaste gamme de symptômes maintenant attribués au Mycobacterium leprae existaient probablement déjà dans le sud et l'est de l'Asie il y a plus de 2000 ans (Emmerick 1984; McLeod & Yates 1981). Très tôt dans le sud de l'Asie, on décrivait, dans le Jātakamalā bouddhiste n° 516, un lépreux (reconnaissable d'après les critères modernes) qui fut lapidée par des villageois effrayés (Cowell 1895-1907, V: 38-41). Jusqu'ici en Asie et au Moyen-Orient, on avait souvent confondu la lèpre avec de nombreuses maladies graves de la peau et elle était loin d'être la " lèpre " pour laquelle des lois de santé publique draconiennes furent prescrites dans la Torah (Abrams 1998, 64-65, 94-95; Hertz 1952, 461-469; Hulse 1975). On trouve une certaine ambivalence à propos des " lépreux " dans les premiers enseignements musulmans, selon plusieurs hadiths du prophète Mahomet entre autres (al-Baghawi 1990, 98, 397-99, 526, 619, 955-56, 1221, 1379) et des formulations juridiques ultérieures (Rispler-Chaim 2007, 56-58); par contre, le principe discriminant incrusté dans la pratique judéo-chrétienne depuis des siècles semble avoir été évité dans les premiers textes islamiques (Dols 1983). Pendant des siècles, des ambigüités semblables de statut et d'étiologie ont accompagné l'épilepsie dans la perspective religieuse et scientifique, allant de la " possession par les esprits " à diverses hypothèses neurologiques (Temkin 1971; Devinsky & Lai 2008; Ismail et al. 2005).

Devoir et dignité

On trouve dans quelques-uns des premiers débats au sein des religions monothéistes un intérêt empreint de sensibilité envers la dignité humaine des personnes handicapées et la difficulté constante qu'impose l'intégration de ce principe à des lois applicables. Par exemple, dans la tradition juive orthodoxe, la dignité est conférée aux hommes qui s'efforcent d'obéir aux lois divines; les personnes qui étaient partiellement exemptées ou qui avaient moins d'obligation à respecter tous les aspects de ces lois, c'est-à-dire les femmes, les personnes mineures et les personnes handicapées, ont donc pu sembler avoir moins de dignité et être dépourvues de moyens de se la voir conférée. Selon différentes opinions rabbiniques, les Juifs ayant des incapacités pouvaient être exclus ou exemptés, à certains endroits, de certaines obligations de la loi divine, soit par des puristes du droit (" ils ne peuvent pas faire cela "), soit par des personnes au grand cœur (" ils n'ont pas besoin de faire cela ") ou bien encore par des pragmatiques (" ne soyons pas si stupides à ce propos "), avec certains risques de voir leur dignité réduite. Ailleurs, certaines personnes étaient inclues dans ces obligations, que ce soit par des puristes du droit (" ils ne sont pas exemptés"), ou par des impartiaux (" les exclure pourrait constituer un outrage "). La gamme d'opinions rabbiniques, à propos de l'inclusion des personnes aveugles dans les obligations de la loi " varie de l'exemption totale, selon le Rabbi Juda Hanassi, à l'obligation quasiment totale ... selon le Rabbi Meïr " (Marx 2002, 106-107). Une divergence d'opinions semblable sur la dignité humaine a surgi parmi les juristes musulmans au cours du 9e siècle de l'ère chrétienne, plus particulièrement sur le droit des gens " simples d'esprit " ou gaspilleurs d'avoir le contrôle total de leurs biens à l'âge adulte. Certains considéraient que, comme il était possible qu'il y ait gaspillage ou tricherie, les biens devaient être maintenus sous tutelle. En reconnaissant ce risque, les autres avocats ont argumenté que le tort serait plus grand encore pour la personne si on continuait de la traiter comme un animal stupide, exempte de tout jugement (Marghinani 1880/1975, 526-527).

Beaucoup des arguments " inclusifs " se trouvant dans les textes religieux mentionnés ultérieurement ont été redécouverts ou ressuscités à diverses époques de l'histoire de l'Asie et du Moyen-Orient. Ils ont également été redécouverts, mis à jour et raffinés par les personnes handicapées de l'Europe et de l'Amérique vers la fin du 20e siècle, dans le cadre du mouvement de défense des personnes handicapées, du " monde des Sourds ", du modèle social du handicap et des appels au retrait de la terminologie " discriminatoire ". Le développement des distinctions " déficience - incapacité – handicap " dans les années 1950 (Riviere [1970]) visaient à remplacer les étiquettes " stigmatisantes " et furent adoptées par l'Organisation mondiale de la Santé en 1981. Un autre bond conceptuel amena la terminologie à inclure les concepts " incapacités – activités - participation " (OMS 2001). Il reste maintenant à observer jusqu'à quel point les activités humaines des médias et de la rue sont en mesure de répondre positivement à la proposition d'un jargon plus " inclusif ".